Bailleurs/preneurs : de nouveaux rapports locatifs ?

Un balancier : c’est l’image qui incarne le plus justement les rapports entre propriétaires et locataires. Un balancier qui évolue, en temps d’embellie, en faveur du propriétaire et, par temps mauvais, en faveur du locataire. Sur le papier en tout cas… Car une décision récente de la 18e chambre civile du Tribunal de Grande Instance de Paris portant sur la notion de loyer en cours vient contredire cette « règle » non écrite. Une nouvelle ère dans l’histoire des relations bailleurs/preneurs serait-elle en train de s’ouvrir ?

 

Compte-tenu de la baisse des chiffres d’affaires des commerçants, les relations locatives devraient être, en 2012, logiquement plus favorables aux locataires » : Michel Pazoumian, délégué général du Procos (Fédération pour l’urbanisme et le développement du commerce spécialisé), en est fermement convaincu. Après quelques années favorables aux propriétaires dans la fixation de leurs loyers, les locataires semblent désormais avoir la main. « Cela dépend des centres commerciaux. Dans les gros formats, il n’y pas de négociation. Mais dans les hypermarchés de périphérie, les renégociations sont moins difficiles que par le passé avec des hausses de 15 % de loyers dans le cadre de renégociations alors qu’il y a quelques années, cette augmentation frôlait les 40 % », détaille Michel Pazoumian. « Les propriétaires ne peuvent ignorer que le monde du commerce rencontre bien des difficultés. Ils semblent plus ouverts à l’écoute sur des sites particulièrement difficiles comme le produit hypermarché avec une quarantaine de boutiques. Depuis 2007, et exception faite d’Odysseum, 80 % des centres commerciaux qui ont ouvert n’ont pas rempli leurs objectifs en termes de chiffres d’affaires », poursuit le délégué général du Procos. Première victoire en 2008 : l’ILC, arraché aux propriétaires, après d’intenses négociations bipartites, mis en oeuvre au moins dans les centres commerciaux. Non-obligatoire, cet indice – qui permet de mieux lisser dans le temps les variations de loyers – est assez peu répandu pour les boutiques de centre-ville où l’ICC reste encore la règle. « L’ILC a introduit de la discipline dans l’évolution des valeurs locatives. Sur onze, c’est le delta entre l’indice des prix à la consommation d’un côté et l’indice du coût de la construction et l’indice des loyers commerciaux qui a fait flamber les loyers, entraînant les difficultés des commerçants », juge Michel Pazoumian.

Centres commerciaux : Ă©volutions comparĂ©es de l’ICC, de l’ILC, de l’ICAV et des flux


Source : Procos

Evolution des prix et simulation d’Ă©volution d’un indice loyer au 2e trimestre 2011


Source : Procos

Locataires/propriétaires : 1-0

Sans attendre, les locataires ont multiplié, au cours des derniers mois, des demandes de révision de loyers basées sur l’article L.145-38 du Code de Commerce, pensant pouvoir profiter de la baisse des valeurs locatives. Cet article permet, rappelons-le, à chacune des deux parties, de demander une révision du loyer dès le 3e anniversaire de l’entrée du preneur dans les locaux, du renouvellement du bail ou de l’application d’un nouveau loyer. Le 3e alinéa de cet article encadre la fixation du loyer à l’occasion de la révision triennale en instaurant un principe selon lequel la variation à la baisse ou à la hausse du loyer est limitée à la variation de l’indice trimestriel du coût de la construction publiée par l’Insee mais aussi une exception permettant de fixer, sans aucune contrainte, le loyer révisé à la valeur locative, lorsqu’est apportée la preuve d’une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné une variation de plus de 10 % de la valeur locative. Un point pour les locataires…

« Les preneurs tentent de plus en plus de se comporter comme pendant la crise immobilière des années 1990 avec la loi Murcef en multipliant les demandes de révisions triennales », constateAnne-Sophie Plé, avocate-conseil, real estate group au sein de Clifford Chance. « Il y a quinze ans, les tribunaux avaient suivi les locataires », se souvient l’avocate. Les bailleurs avaient alors organisé la résistance… jusqu’à la révision de la loi Murcef. Dans une décision du 6 février 2008 – baptisée arrêt Bataclan –, la 3e chambre civile de la Cour de Cassation avait précisé que le loyer révisé doit être fixé à la valeur locative dès lors qu’elle se situe en-dessous du plafond légal sans pouvoir toutefois descendre en-dessous du « loyer en cours ». Par ce terme, les locataires ont entendu « dernier loyer fixé conventionnellement ou judiciairement et non dernier loyer facturé ». Tout le débat achoppe sur une question de définition…

« Retenir une telle interprétation du terme loyer en cours dans le cadre d’un bail commercial stipulant une clause d’échelle mobile aurait permis au preneur de bénéficier d’une révision à la baisse du loyer en obtenant son alignement sur la valeur locative, alors même que n’auraient pas été réunies les conditions prévues aux articles L.145-38 alinéa 3 (preuve d’une modification matérielle des locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative) et L.145-39 (variation du loyer de plus de 25 % du fait de la mise en oeuvre de la clause d’échelle mobile) du Code du commerce », explique Anne-Sophie Plé.

Propriétaires/locataires : 1-1

Oui mais voilà. Pas plus tard que le 6 octobre dernier, dans le cadre d’une affaire opposant laSNCF à la société Hansainvest Hanseatische Investment GmbH, une décision de la 18eChambre Civile du Tribunal de Grande Instance de Paris a invalidé une telle interprétation de l’arrêt Bataclan et notamment la notion de « loyer en cours » en déboutant un locataire de sa demande de fixation du loyer révisé à une valeur locative inférieure au dernier loyer facturé. « En l’espèce, le locataire n’alléguait ni ne rapportait aucune preuve d’une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité. Il n’était pas non plus en mesure de fonder sa demande de révision du loyer à la valeur locative sur les dispositions de l’article L.145-39 du Code du commerce puisque la variation du loyer depuis la prise d’effet du bail, trois ans plus tôt, était inférieure à 25 % », explique Anne-Sophie Plé. Une première à bien des égards…

« Cette décision constitue une première étape rassurante pour les propriétaires qui ont su convaincre un juge de démonter l’argument des locataires. Les bailleurs se réjouiront de la stricte interprétation que le TGI de Paris vient de faire de l’arrêt Bataclan et de la notion de loyer en cours. L’interprétation qui en était proposée par les locataires créait un déséquilibre des relations entre propriétaires et locataires et entraînait un nouvel élément d’insécurité juridique conduisant aux mêmes errements auxquels la loi Murcef du 11 décembre 2001 avait souhaité mettre fin », commente Anne-Sophie Plé. Pour la première fois en effet, une décision tombe en faveur d’un propriétaire. « Ce que recherche un propriétaire, c’est avant tout une stabilité des loyers. Or, un risque de changement de loyer en application de l’article L.145-39 sous l’effet de très fortes indexations est déjà une source d’instabilité », argumente l’avocate associée de Clifford Chance.

« Les impacts de cette décision peuvent être importants. Compte tenu de la période économique, les preneurs ont cru pouvoir engager des procédures de révision légale et obtenir une baisse de loyer lorsque le bail contient une clause d’indexation mais que le loyer indexé n’a pas franchi la barre des 25 %, permettant alors une fixation automatique à la valeur locative selon l’article L 145-39. En l’état de ce jugement, les preneurs ne pourront obtenir une baisse de loyer qu’à la condition de justifier d’une évolution matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de 10 % de la valeur locative, ces conditions étant pour le moins difficiles à réunir. », partage Charles-Edouard Brault, avocat associé, spécialisé en baux commerciaux au sein du Cabinet Brault & Associés.

Locataires/propriétaires : 1 partout, la balle au centre ? Pas si sûr… Cette décision, qui était particulièrement attendue sur la place, fera sans doute l’objet d’un appel et d’une procédure plus longue. Elle devrait également faire école, notamment dans plusieurs tribunaux de province où des décisions comparables sont en passe d’être dénouées. Elle relance, en tout cas, le débat entre propriétaires et locataires. Une nouvelle fois, le balancier est en passe de changer de camp. Une manche a été gagnée par les propriétaires. A quand le prochain revirement de cap ?

Décision du 6 octobre 2011 : un exemple chiffré

Dans le cadre de la rĂ©vision lĂ©gale, un arrĂŞt rendu le 24 janvier 1996 (arrĂŞt « Privilèges ») a pris en considĂ©ration la baisse importante des valeurs locatives Ă  la suite de la crise immobilière, en estimant que le recours Ă  la valeur locative n’exclue pas la fixation du loyer rĂ©visĂ© Ă  un prix infĂ©rieure au loyer de rĂ©fĂ©rence, soit au loyer en vigueur au cours de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente. L’important dĂ©bat doctrinal et jurisprudentiel qui en a dĂ©coulĂ© a amenĂ©, sous la pression des investisseurs, le gouvernement Ă  intervenir par la loi dite « Murcef » du 11 dĂ©cembre 2001 en modifiant l’article L 145-38 du Code de commerce. Par un arrĂŞt du 6 fĂ©vrier 2008 (arrĂŞt « Bataclan » n° 06-21983 : Gaz. Pal. 2008, jurisp. p. 2523), la Cour de cassation a approuvĂ© une cour d’appel qui avait retenu que le loyer rĂ©visĂ© devait ĂŞtre fixĂ© Ă  la valeur locative dès lors que celle-ci se situait entre le loyer en cours et le loyer plafonnĂ© rĂ©sultant de la variation de l’indice. Selon cette jurisprudence, et en prenant l’exemple d’un bail au 1er aoĂ»t 2005, la problĂ©matique Ă©tait la suivante : – loyer d’origine Ă  la prise d’effet au 1er aoĂ»t 2005 : 200.000 € – demande de rĂ©vision lĂ©gale au 1er aoĂ»t 2009, – le loyer plafond implique une majoration selon l’indice de 17,52 %, soit 235.040 € – valeur locative apprĂ©ciĂ©e Ă  dire d’expert : 150.000 € – en l’absence de motif de dĂ©plafonnement en rĂ©vision, le loyer rĂ©visĂ© Ă©tait fixĂ© dans la double limite du prix d’origine et de la variation indiciaire, soit en l’espèce Ă  200.000 € La difficultĂ© vient de l’interprĂ©tation qui devait ĂŞtre donnĂ©e Ă  la notion de « loyer en cours » si le bail comporte une clause d’indexation. Faut-il tenir compte, comme prix plancher, du loyer d’origine, ou du dernier loyer contractuel dĂ©coulant de l’indexation, comme prix plancher ? Dans son jugement du 6 octobre 2011, et alors que l’arrĂŞt « Bataclan » avait Ă©tĂ© rendu dans une espèce oĂą le bail ne contenait pas de clause d’indexation, la notion de loyer en cours doit correspondre au dernier loyer exigible contractuellement au jour de la rĂ©vision. Dans notre exemple, le locataire ne peut donc obtenir la fixation du loyer rĂ©visĂ© Ă  200.000 euros, et en l’absence de motif de dĂ©plafonnement en rĂ©vision, le loyer sera fixĂ© Ă  la somme de 235.040 euros.